La fin de l’été approche, ce, qui, pourtant, ne change rien à l’ambiance. Le Byward Market, d’un bout à l’autre, n’est plus qu’une marée de têtes.

Entourée de blanc et de vert, la boutique a ses portes grandes ouvertes, ses tables rondes remplies de divers clients discutant, dans leurs mains une tasse bien chaude de thé encore fumant ou même un verre de thé glacé. Malgré la marée de monde dehors en ce début de soirée, le Tea Store n’est pas dans ses heures les plus occupées : la plupart des touristes et des passants sont ailleurs, sur les terrasses ou dans les divers restaurants entourant la rue York.

C’étaient les heures calmes de la soirée, vers 18h : deux heures avant la fermeture de la boutique. Certains employés, ainsi, commençaient à préparer les thés glacés du lendemain ou rangeaient les verres propres dans les étagères alors que la musique d’ambiance continuait de jouer, doucement, des hautparleurs.

Aisling était occupée à replacer les différents contenants de thé sur les tablettes, souriant aux clients lorsqu’elle passait à côté d’eux. La journée n’avait pas été plus occupée qu’à l’accoutumée, mais elle avait tout de même hâte de rentrer chez elle, d’étirer ses muscles à nouveau et de danser – se relaxer, remettre ses pensées en ordre.

Depuis qu’elle était rentrée au Tea Store, elle était souvent vue comme une employée discrète – assez discrète pour que, souvent, on ne remarque pas sa présence jusqu’au dernier instant. C’était comme si elle disparaissait sans pour autant disparaitre; elle faisait ce qu’elle devait faire, sans pour autant se mettre dans le chemin de quiconque. Personne ne savait pourquoi – elle, cependant, le savait, et tentait de contrôler cette impulsion qui la poussait vers les ombres, qui la poussait vers la discrétion.

Des clients se levaient, allaient payer et partaient; elle ramassait les tasses et les assiettes laissées derrière, les amenant où elles devaient être lavées à leur tour.

À Ottawa, il était coutume de voir plusieurs types de personnes, plusieurs archétypes, même : bien que la ville soit peuplée de fonctionnaires avec des vestons et des cravates, elle regorgeait de touristes et d’habitants bien normaux, aussi, ce qui donnait une grande diversité à la clientèle. Elle ne fut donc aucunement surprise de voir un homme bien habillé rentrer dans la boutique. Considérant que tous les autres employés étaient occupés, après avoir vu celui-ci regarder autour pendant une trentaine de secondes, elle s’avança vers lui et initia la conversation, un sourire aux lèvres et une certaine impression de déjà-vu s’emparant d’elle.

« Bonsoir! Est-ce que je peux vous aider? »

Would you like a cup of tea ?Ft. Aisling 

Ce fût autour de la machine à café, dans le couloir juste avant la salle de réunion du parti, que Max s’était fatalement laissé convaincre par la ministre de l’environnement. C’était une femme parfaitement apte pour ce travail, puisqu’elle était de toutes les causes environnementales et absolument contre l’exploitation des sables bitumineux de l’Ouest. Quant à lui, Max était plus pragmatique, et le premier ministre aussi. Ça rapportait tout de même beaucoup d’argent, le pétrole, et ça faisait travailler beaucoup de monde.

Malgré le zèle de la ministre, elle était une bonne personne. Pas le genre qui le proclame haut et fort, justement. Chez elle, c’était naturel. C’est pourquoi elle s’était inquiété de voir Max descendre son café numéro quatre en une heure de réunion. Tu sais mon cher Max, lui avait-elle dit, essai plutôt de boire du thé! Apparemment, le thé avait plusieurs vertus, dont, entre autres, celui de renforcer le cœur. Max l’avait regardé avec scepticisme, mais avait tout de même écouté sa collègue. Elle lui parla d’une boutique dans le marché By, qui vendait des thés excellents. Ne va surtout pas au David’s Tea, ou ce genre de magasin commercial bidon, rajouta-t-elle, c’est de l’arnaque et les thés y sont immondes.

Dieu seul sait pourquoi Max l’avait écouté. Il était allé dans la boutique, avait acheté le premier thé qu’il avait vu sur le comptoir, l’avait gouté chez lui et avait immédiatement regretté sa décision. Entre le goût d’herbe, de terre et les petits bouts de feuilles qui traînaient dans sa tasse, son choix était vite fait. Il allait fermement rester au café et ne plus jamais boire de thé de sa vie.

Dès le lendemain, après sa journée au Parlement, le Whip se rendit de nouveau à la boutique de thé avec l’intention de se faire rembourser. Il avait à peine pris une cuillérée de thé. Sûrement, ça ne poserait pas problème. Il se gara après avoir fait six fois le tour du quartier dans sa voiture, puis entra dans le marché By, où, comme d’habitude, il y avait foule. Dans le Tea Store, Max regarda autour de lui. Quelques personnes étaient là, tranquilles, sirotant leur thé.

- Bonsoir! Est-ce que je peux vous aider?

Une souriante employée de la boutique s’était avancée vers lui. Max lui retourna son sourire, dans l’espoir de quitter cet endroit le plus rapidement possible.

- Oui! Oui, vous pouvez m’aider. Je suis venu hier et j’ai acheté un thé… Attendez que je regarde, dit-il en fouillant dans le sac en plastique blanc qu’il avait à la main.
Pour le coup, le thé qu’il avait pris au hasard avait un nom imprononçable. Au moins, avec les cafés, ça ce dit beaucoup plus facilement. Java, colombien, americano.  Alors que là,  il devait se concentré et plisser les yeux à chaque fois qu’il tentait de lire l’emballage.

- Pouère, Puerh, je ne sais pas trop. Bref, je l’ai acheté hier, sauf que je n’aime vraiment pas le goût. J’avais l’impression d’avoir pris une bouché de vase.

Pas qu’il avait déjà mangé de la vase, mais Max pouvait imaginer que ça ressemblait à l’expérience qu’il avait vécu hier, à la première gorgé. Comme tous les soirs, il avait retiré son veston et sa cravate pour se vautré devant la télé. En buvant le thé, il avait été tellement surpris, tellement horrifié par le goût qu’il avait tout craché dans les pauvres plantes près du sofa. Heureusement, il n’avait eu personne pour voir ce moment héroïque.
Maintenant, allons au vif du sujet, ce dit-il alors qu’il posa son point sur sa hanche, l’autre maintenant toujours la boîte de thé.

- Donc, je venais me faire rembourser, s’il vous plait, dit-il avec un autre sourire mi-courtois, mi-impatient.


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Ah. Bien sûr.

Voilà d’où venait ce sentiment profond de déjà-vu. Cet homme n’était pas n’importe quel homme en veston-cravate. Monsieur Cherry-Cardinal, dans toute sa splendeur et tout son charisme qu’on appropriait souvent aux politiciens. Valait mieux être prudent au risque de se retrouver à vendre à moitié prix certains items de la boutique.

Mauvaise blague.

Elle vient tout juste à la fin de la diatribe de l’homme, qui, visiblement exaspéré, désire se faire rembourser le thé tout bonnement monstrueux qu’il a bu la veille.

Ça ne lançait pas bien la discussion; le sourire innocent et sympathique de la jeune femme se métamorphosa. Elle fronce les sourcils, penchant légèrement la tête vers la droite. Elle laisse une petite pause s’installer avant de répondre.

« J’en conçois que vous n’êtes pas un habitué des thés. »

Elle regarde l’emballage, ses yeux lisant d’une manière experte ce qui y est indiqué. Cinquante grammes d’un thé qui n’est pas fait directement par le commerce, en boite. D’accord, ce n’est pas la mer à boire; mais des cent-cinquante thés différents vendus dans le Tea Store, le Pu-erh n’était certainement pas un thé pour des débutants en la matière.

« … Et pour une personne qui n’est pas habituée, vous êtes plutôt aventurier, si je peux me le permettre. Même si ce Pu-erh n’est pas le meilleur, considérant que ses feuilles sont plutôt jeunes. »

Le secret, avec le Pu-erh, était bien entendu de le laisser vieillir; un bon Pu-erh, tout comme un bon vin, devient meilleur avec le temps. Évidemment, tout comme le vin, ce n’était pas le plus dispendieux ni le plus fort qu’on allait donner à un débutant.

Le commerce était plus calme qu’elle ne l’avait pensé. Certains employés finissaient de faire payer les clients à la caisse, et des clients qui étaient là quelques minutes auparavant, qu’une ou deux tables étaient présentement occupées. Aisling retourne son attention sur son client, un air quelque peu dubitatif sur le visage et un regard d’excuse transformant ses traits.

« Malheureusement, nous ne faisons pas de remboursement sur nos thés; c’est de la nourriture, après tout, et l’emballage a été ouvert. Le Pu-erh est censé avoir un arôme terreux, alors le gout de vase est totalement normal. Si vous n’êtes pas habitué et que vous préférez le café, par contre, vous auriez dû opter pour un thé noir. Nous en avons plusieurs, dont un Earl Grey russe qui a une jolie finition citronnée. »

D’après son langage corporel – une certaine expression sur son visage, un certain détachement et un recul qui témoignait de son envie de partir – elle savait qu’il n’était pas extrêmement intéressé à son offre, mais il valait mieux essayer que de voir ce client causer une scène.

« Avant d’acheter un thé qu’on ne connait pas, y gouter est toujours une meilleure option. Je peux vous en faire une tasse, si jamais vous êtes intéressé. »

Évidemment, ça ne volerait pas loin, mais il valait le coup d’essayer. Le thé avait plusieurs vertus, après tout, et il ne fallait certainement pas s’arrêter au premier.

Would you like a cup of tea ?Ft. Aisling 

Petite perspicace…

J’en conçois que vous que vous n’êtes pas un habitué des thés. Une jolie façon de le traiter d’ignare. Effectivement, le thé n’était pas son domaine d’expertise, contrairement à cette pauvre vendeuse au salaire minimum. Max avait connu ça aussi, un jour, le service à la clientèle. Ça ne lui manquait absolument pas, et il s’était fait la promesse de toujours être un client modèle. Ces gens ont la vie déjà assez difficile comme ça, ils n’avaient certainement pas besoin de servir un emmerdeur.

Par contre, cette petite conversation commençait à lui chauffer les fesses. Qu’est-ce qu’il en avait à foutre que les feuilles étaient jeunes ou pas? Les seules feuilles auxquelles Max s’intéressait étaient celles rectangulaire, avec le visage vert de la Reine imprimé dessus.

La vendeuse mis finalement fin au suspense : pas de remboursement. Max hocha la tête plusieurs fois, les poings sur les hanches et le regard absent. Comme se confirmant à lui-même qu’il avait absolument perdu son temps, et qu’il était à deux doigts de jeter cette foutue boite dans le canal Rideau. Il écoutait la jeune femme d’une oreille distraite, qui lui proposait d’essayer un autre thé.

Bon. Max savait qu’il avait été trop impulsif hier en achetant le premier thé qu’il avait vu dans la boutique. Alors, il lui accordait un certain bénéfice du doute. Après tout, pour les cafés, c’est un peu la même chose. Ils n’étaient pas tous au même niveau, en termes de qualité et de sorte. Surtout que maintenant qu’il était là, après avoir roulé pendant dix minutes rien que pour trouver une place pour se garer, repartir sans rien du tout le frustrait. Évidemment, dissimuler ses sentiments était devenue une seconde nature, en entrant en politique, et il n’en laissa rien paraître. Le jeune Whip croisa les bras.

-Hier, je me suis juré de ne jamais plus boire de thé de ma vie. Alors votre thé russe au citron a intérêt à être sacrément bon, parce que je ne brise pas souvent mes promesses. Je garde ça pour les élections d’habitudes, dit-il, l’air légèrement hilare.

Il plaisantait, bien sûr. Valait mieux en rire qu’en pleurer, non? Et franchement, Max était du genre rationnel. La vie est ce qu’elle est, et les politiciens ne le seraient pas s’ils ne savaient pas bien mentir. Dans son cas, il devait parfois mentir, justement, à des politiciens. Aux membres de son propre parti, soit dit en passant! Il était donc extrêmement doué. Max traçait la ligne du parti et ceux qui en dérogeait étaient brûlés vifs. Il ne faut jamais oublié combien la ligne est mince entre un avenir politique brillant et l’oubli.

-Sérieusement, c’est parce qu’on m’a dit que je buvais trop de café que j’ai décidé d’essayer le thé. C’est vrai que c’est bon pour le cœur? C’est ce que ma ministre m’a dit en tout cas, mais j’ai comme un doute. Elle se fait lire son horoscope à tous les matins par sa secrétaire…

Dans le genre crédible, bravo! Au moins, à peu près personne dans le pays n’était au courant. Mis à part elle, personne n’aurait pu faire un aussi bon travail. Certainement pas Max en tout cas. Sa jolie Lincoln noire n’était pas ce qu’il y avait de plus économique, mais jamais il ne s’en serait séparé.



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